Message de Louis de Broglie (lu par Raoul Dautry) à la Conférence européenne de la culture de Lausanne (8 décembre 1949)
[fr] Dans ce message lu par Raoul Dautry (1880-1951), administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique, le mathématicien et physicien Louis de Broglie (1892-1987), prix Nobel de physique, appelle à la création d’un centre de recherche scientifique européen, au-delà des cadres nationaux, afin de mutualiser les moyens, coordonner les efforts des chercheurs, et favoriser une coopération intellectuelle symbolique de l’unité européenne. Il propose que ce centre incarne un modèle de collaboration désintéressée entre les nations, au service du progrès commun et de la civilisation.
[de] In dieser von Raoul Dautry (1880— 1951), Generalverwalter des französischen Atomenergiekommissariats, verlesenen Botschaft ruft der Mathematiker und Physiker Louis de Broglie (1892— 1987), Nobelpreisträger für Physik, zur Gründung eines europäischen wissenschaftlichen Forschungszentrums auf, das über nationale Rahmen hinausgeht. Ziel ist es, Ressourcen zu bündeln, die Arbeit der Forscher zu koordinieren und eine intellektuelle Zusammenarbeit zu fördern, die als Symbol für die europäische Einheit steht. Dieses Zentrum soll ein Modell uneigennütziger Zusammenarbeit zwischen den Nationen darstellen, im Dienste des gemeinsamen Fortschritts und der Zivilisation.
[it] In questo messaggio letto da Raoul Dautry (1880— 1951), amministratore generale del Commissariato per l’energia atomica, il matematico e fisico Louis de Broglie (1892— 1987), premio Nobel per la fisica, lancia un appello per la creazione di un centro europeo di ricerca scientifica, al di là dei confini nazionali, al fine di mettere in comune le risorse, coordinare gli sforzi dei ricercatori e promuovere una cooperazione intellettuale che simboleggi l’unità europea. Egli propone che questo centro rappresenti un modello di collaborazione disinteressata tra le nazioni, al servizio del progresso comune e della civiltà.
[en] In this message read by Raoul Dautry (1880— 1951), Director General of the French Atomic Energy Commission, the mathematician and physicist Louis de Broglie (1892— 1987), Nobel Prize laureate in physics, calls for the creation of a European scientific research centre beyond national frameworks. His aim is to pool resources, coordinate researchers’ efforts, and foster intellectual cooperation as a symbol of European unity. He proposes that this centre serve as a model of selfless collaboration among nations, in the service of common progress and civilization.
Monsieur le président,
Monsieur le Conseiller fédéral,
Mesdames, Messieurs,
Votre Comité a demandé à M. de Broglie de venir ici aujourd’hui parler de l’organisation du travail scientifique en Europe. Il a été empêché de le faire et m’a fait le très grand honneur de me charger de lire le message qu’il vous adresse. Ce message, le voici :
Les sciences progressent. Leurs domaines s’étendent et se ramifient. Les connaissances qu’elles nous apportent, les applications qui en découlent, augmentent sans cesse.
Pour empêcher la dispersion des efforts, pour assurer une certaine cohérence entre les points de vue divers, pour éviter que le progrès ne soit entravé par l’excès des spécialisations, il apparaît chaque jour plus indispensable que puissent s’établir une certaine coordination et de nombreux contacts entre les savants. Chaque pays s’efforce de son mieux à organiser son travail scientifique par l’extension et la coordination des enseignements, par le développement des laboratoires et des centres de recherches. Mais, à l’heure actuelle, une telle organisation dans les cadres nationaux ne peut plus suffire. L’évolution, au cours de l’histoire, a poussé de petites nations à s’unir pour former de grandes nations. Un mouvement général créé par des raisons de convulsions internationales porte aujourd’hui certaines nations à se grouper et à mettre au moins en partie en commun, à l’intérieur de chaque territoire, leurs intérêts et leurs efforts.
Ce n’est pas seulement sur le plan économique ou politique que ces mouvements paraissent souhaitables ou même nécessaires ; c’est aussi sur le plan intellectuel, et particulièrement sur le plan scientifique.
À l’heure où, justement, on parle de l’union des peuples de l’Europe, la question se pose donc de développer cette nouvelle unité internationale, un laboratoire ou institution où il serait possible de travailler scientifiquement, en quelque sorte en dehors et au-dessus du cadre des différentes nations participantes. Résultat de la coopération d’un grand nombre d’États européens, cet organisme pourrait être doté de ressources plus importantes que celles dont disposent les laboratoires nationaux et pourrait, par la suite, entreprendre des tâches qui, par leur ampleur ou leur coût, restent interdites à ceux-ci. Il servirait à coordonner les recherches et les résultats obtenus, à comparer les méthodes, à adopter et à réaliser des programmes de travail, avec la collaboration des savants des diverses nations.
Il existe déjà depuis près de 90 ans un organisme qui présentait des caractéristiques analogues et qui a rendu et rend chaque jour de grands services : le Bureau international des poids et mesures, dont le siège est à Sèvres, au pavillon de Breteuil. Ce Bureau ne s’occupe que d’un domaine, très important, étroitement limité à la métrologie. Son organisation et son fonctionnement permettent cependant de se rendre compte des services que pourraient rendre de grandes institutions de laboratoires internationaux consacrés à l’étude des diverses branches de la science. L’état actuel du monde ne permet pas encore de réaliser à l’échelle terrestre de tels centres de recherches, mais il serait certainement très utile de chercher à en établir dans le cadre plus restreint d’une fédération européenne.
Il ne m’appartient pas de chercher à établir le plan de ces futurs institutions ou laboratoires internationaux, ni le programme de leur activité. De tels travaux demanderaient de longues réflexions et la collaboration d’un grand nombre de savants et même encore d’ingénieurs appartenant à des disciplines diverses. Les besoins ne sont plus les mêmes dans les diverses branches de la science : physique, médecine, radioélectricité, etc. Divers pays ne s’intéressent pas au même degré aux mêmes questions. Suivant les produits ou les ressources de leur sol, ils orientent différemment leur production et leurs recherches. L’organisme à créer devra dépendre de toutes ces circonstances. Ces questions demanderaient donc des études approfondies si l’on veut arriver, et il faudra beaucoup de travail pour arriver à mener à bien une entreprise d’aussi grande envergure.
Il est certain que les résultats de cette entreprise couvriraient largement les efforts dépensés. Resserrant les liens entre les hommes de science des différents pays, centralisant les ressources assurant la coopération des moyens matériels et des ressources intellectuelles, devant absolument réaliser une circulation plus aisée des études, publications, informations, la création de ce centre de recherche symbolisera la mise en commun dans le domaine intellectuel d’une partie des énergies de l’Europe contemporaine. Cette convergence des efforts est plus facile à réaliser sur ce plan que sur d’autres, parce que les intérêts matériels et nationaux y jouent un moindre rôle, et offre un exemple de ce qu’il faudrait, peu à peu, réaliser dans d’autres domaines. Le caractère universel et très souvent désintéressé de la recherche scientifique semble l’avoir prédestinée à travailler dans une mutuelle et fructueuse collaboration.
Aussi, cette forme de coopération doit-elle être un des objectifs les plus immédiats de ceux qui endossent la tâche de rapprocher les peuples européens et de faire collaborer les valeurs diverses au progrès de la civilisation.