Discours de Raoul Dautry à la Conférence européenne de la culture de Lausanne (8 décembre 1949)
[fr] Dans ce discours, Raoul Dautry (1880-1951), administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique, plaide pour la création d’une institution européenne dédiée à la recherche énergétique, en particulier dans les domaines de l’astrophysique et de l’énergie atomique. Constatant les limites financières des États pris isolément, il affirme que seule une Europe unie pourra relever les défis techniques et économiques de demain, faute de quoi son avenir énergétique et industriel serait compromis.
[de] In dieser Rede plädiert Raoul Dautry (1880— 1951), Generalverwalter des französischen Atomenergiekommissariats, für die Schaffung einer europäischen Institution, die der Energieforschung gewidmet ist, insbesondere in den Bereichen Astrophysik und Atomenergie. Angesichts der finanziellen Begrenzungen einzelner Staaten betont er, dass nur ein vereintes Europa in der Lage sein wird, die technischen und wirtschaftlichen Herausforderungen der Zukunft zu meistern — andernfalls sei seine energetische und industrielle Zukunft gefährdet.
[it] In questo discorso, Raoul Dautry (1880— 1951), amministratore generale del Commissariato per l’energia atomica, sostiene la creazione di un’istituzione europea dedicata alla ricerca sull’energia, in particolare nei settori dell’astrofisica e dell’energia atomica. Constatando i limiti finanziari degli Stati presi singolarmente, afferma che solo un’Europa unita sarà in grado di affrontare le sfide tecniche ed economiche del futuro, altrimenti il suo avvenire energetico e industriale risulterebbe compromesso.
[en] In this speech, Raoul Dautry (1880— 1951), Director General of the French Atomic Energy Commission, advocates for the creation of a European institution dedicated to energy research, particularly in the fields of astrophysics and atomic energy. Noting the financial limitations of individual states, he asserts that only a united Europe will be capable of meeting the technical and economic challenges of the future — otherwise, its energy and industrial future would be at risk.
Puisque M. de Broglie a fait appel à la collaboration d’éventuels ingénieurs, souffrez qu’un d’eux, comme tous professionnellement attiré vers l’action et la réalisation, réponde au désir que le créateur de la mécanique ondulatoire a exprimé dans le beau message que je viens de vous lire et au pressant appel que M. Paul-Henri Spaak vient de nous adresser :
« Soyez audacieux et clairs dans l’examen de vos objectifs, nous a-t-il dit. Soyez pratiques ».
Je m’efforcerai de le satisfaire en présentant demain à la Commission des institutions une résolution qui me paraît propre à retenir l’attention du Conseil de l’Europe et de l’ensemble des Européens.
Anticipant sur les travaux de cette Commission, mon intention est de dire ici, dans ce pays d’ingénieurs éminents, tous traditionnellement penchés vers le progrès matériel, base si nous le voulons du progrès moral, dans les domaines techniques les plus divers qu’il est temps de réaliser une institution européenne dans le domaine de l’énergétique. Je veux dire pour être plus précis dans celui de l’infiniment grand, source de l’énergie cosmique, et dans celui de l’infiniment petit, source de l’énergie atomique.
Le ciel a été l’objet d’observations et d’études depuis toujours. Les premières découvertes astronomiques remontent à la plus haute antiquité et il n’est pas de nation européenne qui ne puisse se glorifier d’avoir apporté sa contribution à la science astronomique. Mais aujourd’hui, nous devons être attentifs au fait que, depuis le début de ce siècle, si l’Europe, dans le domaine théorique, joue encore un rôle très honorable, sa contribution à la conception des instruments, à leur emploi, et à l’astrophysique est très modeste. Est-ce parce que les savants européens sont de moins haute qualité ou moins nombreux qu’autrefois ? Pas le moins du monde. La vérité est qu’ils n’ont plus maintenant l’outillage qui leur serait nécessaire. Les plus favorisés n’ont par exemple que des télescopes de 1 m 25 d’ouverture alors que l’Amérique et le Canada disposent de télescopes de 2 m 5 ; et que bientôt au mont Palomba ils en auront un de 5 m d’ouverture. Sans aucun doute ce n’est que la pénurie des moyens qui cause l’effacement relatif de la science astronomique européenne. C’est pourquoi, reconnaissant ce que mon pays a fait et poursuit à Saint-Michel dans les Basses Alpes, pour établir un observatoire très moderne quoique (seulement) de moyenne puissance, à la disposition de tous ses astronomes régionaux, je pense que l’Europe pourrait faire mieux et fournir rapidement à ses astrophysiciens la possibilité d’observations sous un ciel européen où ils ne seraient pas astreints à 60 ou 30 nuits de travail, où ils trouveraient la qualité de lumière et d’air qui leur est nécessaire, l’outillage, les ateliers, les demeures qui leur sont indispensables, où, pour tout dire, ils pourraient travailler avec la certitude du succès.
Quant aux études sur l’énergie atomique, sur son emploi et ses applications, je n’ai pas besoin de rappeler ce que les écoles britannique, allemande, italienne, danoise, suisse, hollandaise, française et autres ont fait pendant quarante ans. Si maintenant l’éclat de leurs travaux paraît moindre qu’autrefois, à quoi est-ce dû ? Ce n’est évidemment pas au manque de grands savants, au manque de matières premières, au manque de moyens mécaniques ou autres, car l’Europe en est riche, c’est au manque de moyens financiers, L’Europe, nous ne le savons que trop, est ruinée. La Grande-Bretagne est, de tous les pays européens, celui qui fait le plus d’efforts en faveur de ses savants atomistes. Je connais ce que fait mon pays, la difficulté qu’il a à accorder à l’organisme qu’il a créé pour des études pacifiques, un nombre modeste de centaines de millions de nos petits francs. Je sais les difficultés que rencontrent les autres pays européens et la modestie des crédits qu’ils peuvent allouer à leurs laboratoires et à leurs usines de préparations et de purification de matières premières. Que pèsent tous ces offerts dispersés de l’Europe au regard de celui des USA. Et cependant il faut bien que dans chaque pays on prépare l’avenir en donnant aux Facultés scientifiques les moyens essentiels d’initiation à la science atomique de la jeunesse avide de la connaître. Un effort important s’impose donc à tous nos pays, qui empêche que les uns et les autres puissent dans un institut national fournir aux chercheurs les immenses outillages qui sont désormais nécessaires. Ce que chaque nation européenne est incapable de faire, l’Europe unie peut le faire et, je n’en doute pas, le ferait brillamment.
Il faut qu’elle s’y décide. Un jour, peut-être avant vingt ans, la vie matérielle de l’Europe ne sera plus assurée par des millions de tonnes de charbon mais par quelques tonnes d’uranium. Ce jour-là la physionomie de l’économie mondiale sera changée et si les industries européennes se trouvaient condamnées au seul emploi des sources énergétiques naturelles, elles n’auraient plus qu’à fermer leurs portes.
Gouvernements, savants et techniciens doivent donc dès maintenant se préparer à faire face aux besoins de demain. Pour que ceux d’aujourd’hui et ceux de demain puissent être à la hauteur de leurs tâches, il faut que l’Europe leur en donne dès aujourd’hui les moyens.
Est-ce possible ? Je le crois.
Est-ce difficile ? Certainement.
Mais quand une chose est difficile, ne faut-il pas la faire sur l’heure, et quand elle est impossible, ne faut-il pas l’entreprendre dans la minute ?