Raul Dautry, « Vers un fonds européen de la recherche scientifique » (7 décembre 1950)
[fr] Dans cet article, Raoul Dautry (1880-1951), administrateur général du Commissariat à l’énergie atomique, retrace l’évolution de l’idée, née lors de la Conférence européenne de la culture de Lausanne (8-12 décembre 1949), de créer un fonds européen pour la recherche scientifique et des centres de recherche spécialisés. Face aux limites des efforts nationaux, notamment en astrophysique et en physique nucléaire, la conférence avait recommandé une coopération renforcée entre États européens et avec l’Unesco. Cette idée a progressivement gagné le soutien d’organismes internationaux, aboutissant à des résolutions importantes à l’Unesco en 1950 et à une mobilisation croissante en faveur de la création de véritables institutions scientifiques européennes.
[de] In diesem Artikel zeichnet Raoul Dautry (1880— 1951), Generaladministrator des französischen Kommissariats für Atomenergie, die Entwicklung der Idee nach, die während der Europäischen Kulturkonferenz in Lausanne (8.— 12. Dezember 1949) entstanden war: die Schaffung eines europäischen Fonds für wissenschaftliche Forschung sowie spezialisierter Forschungszentren. Angesichts der Grenzen nationaler Anstrengungen, insbesondere in der Astrophysik und Kernphysik, hatte die Konferenz eine verstärkte Zusammenarbeit zwischen den europäischen Staaten und mit der Unesco empfohlen. Diese Idee fand zunehmend Unterstützung bei internationalen Organisationen, was 1950 zu wichtigen Resolutionen bei der Unesco und zu einer wachsenden Mobilisierung zugunsten echter europäischer Wissenschaftsinstitutionen führte.
[it] In questo articolo, Raoul Dautry (1880— 1951), amministratore generale del Commissariato per l’energia atomica, ripercorre lo sviluppo dell’idea, nata durante la Conferenza europea della cultura di Losanna (8— 12 dicembre 1949), di creare un fondo europeo per la ricerca scientifica e centri di ricerca specializzati. Di fronte ai limiti degli sforzi nazionali, in particolare nei campi dell’astrofisica e della fisica nucleare, la conferenza aveva raccomandato una cooperazione rafforzata tra gli Stati europei e con l’Unesco. Questa proposta ha progressivamente ottenuto il sostegno di organismi internazionali, portando nel 1950 all’adozione di importanti risoluzioni da parte dell’Unesco e a una mobilitazione crescente per la creazione di vere istituzioni scientifiche europee.
[en] In this article, Raoul Dautry (1880— 1951), Administrator General of the French Atomic Energy Commission, traces the development of the idea— first proposed during the European Conference of Culture in Lausanne (8— 12 December 1949)— to create a European fund for scientific research and specialized research centers. Faced with the limits of national efforts, particularly in astrophysics and nuclear physics, the conference had recommended enhanced cooperation among European states and with Unesco. This idea gradually gained the support of international organizations, leading to key Unesco resolutions in 1950 and growing momentum for the establishment of genuine European scientific institutions.
L’idée de créer des laboratoires scientifiques européens — et même intercontinentaux — a été soulevée à plusieurs reprises dans les milieux officiels des Nations unies ces dernières années. Notamment, en août 1949, le secrétaire général de l’ONU réunissait un congrès des experts scientifiques qui étudièrent la création d’organismes dépendants des Nations unies et précisèrent les conditions dans lesquelles pouvait être créé un Institut international de recherches météorologiques en Suède.
C’est à la Conférence européenne de la culture, tenue à Lausanne des 8 au 12 décembre 1949, sous les auspices du Mouvement européen qu’il semble qu’ait été abordé pour la première fois le problème, dans toute son étendue. Préparée par le Bureau d’études pour un Centre européen de la culture (dirigé à Genève par l’écrivain Denis de Rougemont assisté de Raymond Silva), présidée par M. Salvador de Madariaga, cette Conférence groupa 170 délégués représentant 22 pays européens. Un important message de M. le Prince de Broglie ouvrit la discussion, après la lecture d’un Rapport général préparé par le Bureau d’études qui avait souligné, dans son chapitre de la recherche scientifique, le coût sans cesse plus élevé des installations nécessaires et sa disproportion avec les possibilités budgétaires tant nationales que privées. Les débats conduisirent la Commission des institutions européennes à reconnaître qu’en deux domaines de recherches au moins, l’Europe réunirait toutes les chances de se retrouver un premier rang :
1° dans celui de l’astrophysique, si elle pouvait disposer d’un observatoire européen édifié en un lieu présentant d’aussi parfaites conditions que le nouvel observatoire français de Saint-Michel de Provence et muni de télescopes et d’un équipement d’une puissance égale à ceux détenus par les États-Unis ;
2° dans celui de la physique nucléaire, si elle pouvait rassembler les sources de matières premières de Belgique, de Norvège et d’autres pays, aux puissantes industries mécaniques et électriques de Suisse, de Hollande et d’ailleurs et aux écoles de physique de Grande-Bretagne, de France, du Danemark, d’Italie qui disposent chacune de savants de qualité mais en nombre relativement faible.
En conclusion, la résolution générale suivante fut votée dans le corps des résolutions prises par la Conférence :
« La Conférence européenne de la culture
considérant
que la coopération des nations de l’Europe pour la recherche dans les sciences de la nature et les sciences humaines exerce une profonde influence sur l’union des esprits et le développement de la conscience européenne,
recommande
que les organismes nationaux pour la recherche existant actuellement embrassent l’ensemble des sciences de la nature et des sciences humaines et que des organismes semblables soient créés dans les pays où ils n’existent pas encore ;
que, pour assurer l’indépendance des savants et l’influence de leurs découvertes sur la culture, ces organismes soient dotés d’un budget suffisant et jouissent d’une gestion autonome ;
que les directeurs de ces institutions se réunissent périodiquement en vue d’établir entre eux une collaboration constante ;
considérant, d’autre part,
que certaines recherches scientifiques exigent des moyens d’action qui dépassent les possibilités nationales et exigent une collaboration européenne,
recommande
la création d’instituts européens spécialisés en liaison étroite avec les organismes nationaux correspondants et avec ceux de l’Unesco.
Comme application caractéristique des principes énoncés dans la présente résolution, la Commission propose de mettre à l’étude la création d’un Institut de science nucléaire orienté vers les applications à la vie courante. »
L’opinion publique est donc saisie, depuis décembre 1949. Comment depuis a-t-elle agi sur les milieux officiels des Nations unies et des différents pays ? Des contacts avec l’Unesco (qui est toute désignée pour appuyer de son autorité et de ses moyens une résolution de cette importance) furent établis grâce à M. Pierre Auger, directeur de la section des sciences naturelles et exactes. Le résultat en fut, le 7 juin dernier à Florence, l’important projet de résolution, présenté par le professeur Rabi, prix Nobel de physique, au nom de la délégation américaine, devant la Commission du programme et du budget de la Conférence générale de l’Unesco qui autorise son directeur général « à aider et à encourager la formation et l’organisation de centres régionaux de recherches et de laboratoires, en vue d’accroître et de rendre plus efficace la collaboration internationale des savants dans des domaines où l’effort d’une nation seule ne saurait suffire ». La Commission, en approuvant cette résolution, précisa qu’il appartenait à l’Unesco d’étudier le coût et l’emplacement de ces centres, d’apporter son aide dans l’établissement de leurs programmes et décida de fournir une somme supplémentaire de 25 000 dollars aux centres déjà existants. Parmi les centres prévus, l’Unesco a particulièrement souligné l’intérêt de la création, en Europe occidentale, d’un « Centre de recherche pour l’accroissement des connaissances nouvelles en physique et dans d’autres sciences » et a retenu le nom de M. Pierre Auger comme son organisateur éventuel.
Ensuite, le 19 août dernier, le Conseil économique et social des Nations unies, à Lake Success, a consacré une longue discussion à l’institution de laboratoires de recherches scientifiques. Une résolution présentée par la France et le Danemark a préconisé la réunion d’une conférence de savants pour formuler des observations et notamment établir un ordre de priorité dans la création de ces laboratoires internationaux.
Enfin, M. Torres Bodet, directeur général de l’Unesco vient d’appuyer de son autorité personnelle ce projet de « création d’instituts et de laboratoires fonctionnant à l’échelle mondiale » en le préconisant à la séance d’ouverture, à Nice, le 5 décembre dernier, de la Conférence internationale des universités où se sont réunis les recteurs et professeurs de 53 nations.
On le voit, l’idée avancée en décembre 1949 a gagné en profondeur, a touché de larges milieux, s’est précisée — mais il appartient à ses promoteurs de la promouvoir au rang d’une institution régulière et vivante.
C’est pourquoi, après une première séance du 7 octobre dernier où il a affirmé la nécessité d’agir et d’aller vite, le Conseil supérieur du Centre européen de la culture qui siège en ce moment à Genève, a mis de nouveau la question à son ordre du jour et a invité M. Pierre Auger et d’autres éminentes personnalités scientifiques à prendre part à ses discussions.
Puisque la recherche scientifique a cessé, dans certains domaines — en l’absence d’équipements et d’outillages suffisants — d’être possible pour les nations d’Europe prises isolément, il faut donc nous hâter d’« européaniser » nos moyens, nos outillages et nos plans, si nous ne voulons pas condamner nos savants à l’inefficacité et, peut-être, les conduire à quitter l’Europe.
R. Dautry
Vice-président du conseil de direction du Centre européen de la culture