Lettre de Denis de Rougemont à Mario A. Rollier (22 novembre 1951)

[fr] Dans cette lettre, l’écrivain Denis de Rougemont (1906-1985), directeur du Centre européen de la culture (CEC), informe le chimiste Mario A. Rollier (1909-1980) de l’évolution du projet de Laboratoire européen de physique nucléaire, depuis la résolution adoptée au CEC le 12 décembre 1950. Il déplore que, malgré les engagements initiaux du physicien Pierre Auger (1899-1993), chef du département des sciences exactes et naturelles de l’Unesco, et de l’administrateur du CEA Raoul Dautry (1880-1951), décédé entre temps, le projet ait progressivement échappé à la Commission du CEC, notamment en raison de l’attitude d’Auger, devenu indépendant dans sa démarche. Il informe Rollier qu’un consensus s’est dégagé lors d’une réunion de l’Union internationale de physique pure et appliquée (IUPAP) à Copenhague autour d’un synchrotron plutôt que d’un cosmotron. Constatant l’éloignement du Centre dans ce processus, il s’interroge sur les futures missions possibles de sa Commission de coopération scientifique et invite Rollier à formuler des propositions concrètes pour définir ses orientations à venir.

[de] In diesem Schreiben informiert der Schriftsteller Denis de Rougemont (1906— 1985), Direktor des Centre européen de la culture (CEC), den Chemiker Mario A. Rollier (1909— 1980) über die Entwicklung des Projekts eines Europäischen Labors für Kernphysik seit der am 12. Dezember 1950 im CEC verabschiedeten Resolution. Er bedauert, dass das Projekt trotz der anfänglichen Zusagen des Physikers Pierre Auger (1899— 1993), Leiter der Abteilung für Natur- und exakte Wissenschaften bei der Unesco, und des inzwischen verstorbenen CEA-Administrators Raoul Dautry (1880— 1951), zunehmend der Kontrolle der CEC-Kommission entglitten ist, insbesondere aufgrund von Augers inzwischen eigenständigem Vorgehen. Rougemont berichtet, dass sich bei einer Sitzung der International Union of Pure and Applied Physics (IUPAP) in Kopenhagen ein Konsens für den Bau eines Synchrotrons und nicht eines Cosmotrons herausgebildet hat. Angesichts der zunehmenden Distanz des CEC in diesem Prozess fragt er sich nach den künftigen Aufgaben seiner wissenschaftlichen Kooperationskommission und lädt Rollier ein, konkrete Vorschläge zur zukünftigen Ausrichtung zu unterbreiten.

[it] In questa lettera, lo scrittore Denis de Rougemont (1906— 1985), direttore del Centre européen de la culture (CEC), informa il chimico Mario A. Rollier (1909— 1980) sull’evoluzione del progetto di un Laboratorio europeo di fisica nucleare, a partire dalla risoluzione adottata al CEC il 12 dicembre 1950. Deplora che, nonostante gli impegni iniziali del fisico Pierre Auger (1899— 1993), capo del dipartimento di scienze esatte e naturali dell’Unesco, e dell’amministratore del CEA Raoul Dautry (1880— 1951), nel frattempo deceduto, il progetto sia progressivamente sfuggito alla Commissione del CEC, in particolare a causa dell’atteggiamento autonomo assunto da Auger. Rougemont informa inoltre che, durante una riunione dell’Unione internazionale di fisica pura e applicata (IUPAP) a Copenaghen, si è raggiunto un consenso sulla costruzione di un sincrotrone piuttosto che di un cosmotrone. Di fronte all’allontanamento del Centro in questo processo, si interroga sulle future missioni della sua Commissione di cooperazione scientifica e invita Rollier a formulare proposte concrete per definirne le nuove linee d’azione.

[en] In this letter, writer Denis de Rougemont (1906— 1985), director of the Centre européen de la culture (CEC), informs chemist Mario A. Rollier (1909— 1980) about the developments in the European nuclear physics laboratory project since the resolution adopted at the CEC on 12 December 1950. He laments that, despite the initial commitments made by physicist Pierre Auger (1899— 1993), head of the Department of Natural and Exact Sciences at Unesco, and the administrator of the CEA, Raoul Dautry (1880— 1951), who has since passed away, the project has gradually slipped away from the CEC’s Scientific Cooperation Commission — largely due to Auger’s increasingly independent approach. Rougemont reports that during a meeting of the International Union of Pure and Applied Physics (IUPAP) in Copenhagen, a consensus was reached in favour of building a synchrotron instead of a cosmotron. Observing the CEC’s growing distance from the project, he questions the future role of its Scientific Cooperation Commission and invites Rollier to propose concrete ideas to help redefine its direction.

Genève, le 22 novembre 1951

Cher ami,

Un grand merci pour votre lettre du 7 novembre. Je vais essayer de vous rendre compte de l’état actuel de la question qui vous préoccupe.

À la suite de notre réunion de Genève, Auger et Dautry avaient promis de monter un bureau d’études pour le Laboratoire européen, à Paris, et dans les locaux de l’Unesco. Les gouvernements français et italien ont fait chacun une première et modeste avance pour permettre le fonctionnement de ce bureau. Puis le Comité de l’Unesco, sans rendre de décision sur le fonds, a autorisé M. Torres Bodet à recevoir des fonds plus importants destinés au Laboratoire européen. Dès ce moment-là, M. Auger a manifesté sa volonté de travailler indépendamment de la Commission du Centre. Il a convoqué une réunion à Paris, où nous n’étions pas invités. Puis les choses ont traîné, comme toujours à l’Unesco.

Au mois d’août, j’ai rencontré M. Paul Scherrer, notre grand atomiste suisse, à Zurich. Il m’a appris qu’une réunion avait eu lieu à Copenhaguea, à laquelle les Scandinaves et les Anglais étaient présents. M. Auger, qui n’y était pas invité, a participé néanmoins à une partie des débats. D’après Scherrer, les Anglais et les Scandinaves étaient nettement opposés à notre projet de cosmotron, mais non pas au projet de Laboratoire européen. Finalement, il a été décidé de construire un Laboratoire européen autour d’un synchrotron, appareil qui n’existe pas en Amérique ; projet qui a réuni l’unanimité des présents. Il semble que des demandes de capitaux aient été adressées aux divers gouvernements intéressés. Mais je n’arrive pas à obtenir d’informations précises sur les décisions de Copenhague. Je vous les communiquerai dès que je les aurai reçues.

Il est certain que la mort de Dautry nous a privés de l’appui sérieux que nous avions dans ce domaine. Auger ne semble nullement désireux de travailler avec nous. Au total, notre projet de Laboratoire européen nous a pratiquement échappé, au moment de toucher à la réalisation. Je n’aurais de raisons de m’en plaindre que si la chose ne se fait pas dans l’esprit vraiment européen que nous souhaitions. D’autre part, je ne vois pas quelles tâches pourraient être proposées, en dehors du Laboratoire européen de physique nucléaire, à notre Commission de coopération scientifique. Si vous avez là-dessus des idées précises, n’hésitez pas à nous les communiquer. Il peut sembler, en effet, que l’organisme permanent de liaison dont vous parlez dans votre lettre garderait son utilité dans bien d’autres domaines que celui de la physique nucléaire.

Avant donc de convoquer une autre réunion de la Commission, il serait indispensable que nous recevions de plusieurs côtés des suggestions d’ordre du jour, et aussi des propositions quant aux personnalités à convoquer.

Quand comptez-vous rentrer en Italie, et à quelle adresse pourrons-nous vous joindre ?

Veuillez croire, cher ami, à mes sentiments les plus cordiaux.

Denis de Rougemont