Pierre Auger, « La création du CERN » (1976)
[fr] Dans ce témoignage publié en 1976, le physicien Pierre Auger (1899-1993) revient sur les étapes fondatrices du CERN. Il souligne le rôle décisif joué par le Centre européen de la culture, dirigé par l’écrivain Denis de Rougemont (1906-1985), dans l’émergence du projet, notamment lors de la réunion du 12 décembre 1950 à Genève. Selon lui, cette initiative non gouvernementale a permis de définir les grandes lignes du futur laboratoire, d’en préciser les besoins scientifiques et techniques, et d’obtenir les premiers financements nécessaires, avant le passage au cadre intergouvernemental.
[de] In diesem 1976 veröffentlichten Beitrag blickt der Physiker Pierre Auger (1899— 1993) auf die Gründungsphasen des CERN zurück. Er betont die entscheidende Rolle des Europäischen Zentrums für Kultur unter der Leitung des Schriftstellers Denis de Rougemont (1906— 1985) bei der Entstehung des Projekts, insbesondere im Rahmen der Sitzung vom 12. Dezember 1950 in Genf. Seiner Ansicht nach ermöglichte diese nichtstaatliche Initiative die Festlegung der Grundzüge des künftigen Labors, die Präzisierung der wissenschaftlichen und technischen Anforderungen sowie die erste Sicherung von Finanzmitteln, bevor das Projekt in ein zwischenstaatliches Format überführt wurde.
[it] In questa testimonianza pubblicata nel 1976, il fisico Pierre Auger (1899— 1993) ripercorre le tappe fondative del CERN. Sottolinea il ruolo decisivo svolto dal Centro europeo della cultura, diretto dallo scrittore Denis de Rougemont (1906— 1985), nell’emergere del progetto, in particolare durante la riunione del 12 dicembre 1950 a Ginevra. Secondo Auger, questa iniziativa non governativa permise di definire le linee guida del futuro laboratorio, precisarne le esigenze scientifiche e tecniche e ottenere i primi finanziamenti necessari, prima del passaggio a un quadro intergovernativo.
[en] In this testimony published in 1976, physicist Pierre Auger (1899— 1993) reflects on the founding stages of CERN. He highlights the decisive role played by the European Centre of Culture, led by writer Denis de Rougemont (1906— 1985), in the project’s emergence, particularly during the meeting held on 12 December 1950 in Geneva. According to him, this non-governmental initiative made it possible to define the general outlines of the future laboratory, specify its scientific and technical requirements, and secure initial funding before the project moved into an intergovernmental framework.
La création d’un organisme nouveau représentant la réalisation d’une grande idée, et comportant la mise en route d’une importante opération collective, est toujours laborieuse et riche en péripéties. C’est déjà vrai lorsqu’elle se place dans un contexte national, mais encore bien plus lorsque le cadre choisi est international et fait intervenir les milieux politiques, administratifs, intellectuels de dix nations, même si celles-ci font partie d’une région bien définie. Les difficultés se font alors encore plus sévères, et il faut qu’un ensemble exceptionnel de conditions favorables soit réuni pour assurer la réussite de l’opération.
L’histoire des créations de laboratoires internationaux ou régionaux est une illustration de ces difficultés. Elle commence avec une résolution des Nations Unies, passée en 1946 sous l’influence d’Henri Laugier, résolution dans laquelle l’intérêt de tels établissements de recherches scientifiques collectives était mis en relief. On sait qu’elle resta lettre morte pendant plusieurs années avant qu’apparaissent les premières réalisations, et celles-ci ne se sont pas placées dans le cadre général des Nations Unies mais dans celui plus restreint de l’Europe. De plus il a fallu la conjonction de diverses initiatives éclairées et la réunion de nombreuses bonnes volontés pour obtenir l’aboutissement de la première d’entre elles, et sans doute la plus brillante, celle de l’Organisation européenne de recherches nucléaires, le CERN.
C’est au cours de la Conférence européenne de la culture, tenue à Lausanne, du 7 au 12 décembre 1949, que la création par les États européens d’un grand établissement de recherches scientifiques collectives dans le domaine atomique a été recommandée pour la première fois par une commission de savants, sur la proposition de Denis de Rougemont. Celui-ci mentionnait en effet explicitement dans son « Rapport général inaugural » l’européanisation des recherches dans le domaine de la physique nucléaire et l’utilité de la création d’un Centre européen de recherches atomiques. La commission entendit un message de Louis de Broglie et un discours de Raoul Duntry et elle fit inscrire, dans les résolutions de la conférence, la proposition de « mettre à l’étude la création d’un Institut de science nucléaire orienté vers les applications à la vie courante ». C’était la première fois qu’une telle création était explicitement mentionnée, avec ses principales caractéristiques : cadre de l’Europe et sujet de science nucléaire, caractéristiques qui allaient être celles du CERN. Il me semble qu’en toute justice on doive mentionner aussi la création des instituts de recherches de l’Euratom qui entraient également dans la formulation de cette proposition.
On sait que le second événement fut la résolution prise par l’Unesco à sa Conférence générale de Florence, en juin 1950, résolution qui autorisait le directeur général « à faciliter et encourager la création et l’organisation de laboratoire et centres régionaux afin qu’une collaboration plus étroite et plus fructueuse s’établisse entre les hommes de science de différents pays ». Dans cette résolution, l’Europe ainsi que la physique nucléaire ne figuraient pas explicitement, ayant été seulement mentionnées au cours du débat : elle permettait cependant de placer l’idée de la création de laboratoires de recherches régionaux sur le plan intergouvernemental, c’est-à-dire qu’elle pouvait conduire l’Unesco à convoquer une conférence de représentants de gouvernements en vue de cette création. Mais la résolution ne comportait pas de contrepartie budgétaire, il manquait donc les fonds nécessaires pour réaliser l’étude du projet, obtenir l’appui des scientifiques compétents, définir un programme de recherches, préciser le type d’instruments désiré ainsi que les rapports de l’organisme nouveau avec les milieux scientifiques de la région considérée.
C’est alors qu’intervint le troisième événement essentiel qui permit de donner au projet un élan exceptionnellement puissant. Il s’agit de la convocation par Denis de Rougemont de la Commission de coopération scientifique du Centre européen de la culture, le 12 décembre 1950, deux mois après la création du Centre. Cette commission réunissait, sous la présidence de Denis de Rougemont, un nombre important de personnalités scientifiques européennes, dont plusieurs étaient en même temps que d’éminents spécialistes, des responsables de grandes institutions scientifiques nationales et internationales. Elle étudia en détail les caractéristiques désirables pour un laboratoire européen de physique nucléaire, c’est-à-dire qu’elle fixa le domaine précis des recherches envisagées, le type d’instruments dont la construction aurait besoin, l’ordre de grandeur des fonds pour l’établissement de l’institution et pour son budget annuel et enfin les qualités requises pour le site du laboratoire envisagé. Le fait le plus essentiel est que la résolution finale de la commission ait contenu à ces divers points de vue des indications représentant une préfiguration remarquablement exacte de ce qu’allait être l’organisme nouveau. Ces indications furent alors l’objet, d’abord en 1951, puis en 1953, de conférences intergouvernementales aux fins de créations d’abord du Centre, puis de l’Organisation européenne de recherches nucléaires, organisation qui conserve le sigle de CERN, maintenant universellement connu.
Mais ce n’est pas tout, et la réunion de décembre 1950 au Centre européen de la culture a donné lieu à une offre de grande importance de la part de trois gouvernements, ceux de l’Italie, de la France et de la Belgique, consistant en une avance de fonds destinés aux travaux que nous avons mentionnés, travaux nécessaires à la mise au point scientifique, technique, administrative, diplomatique des textes conduisant à la création. Grâce à ces fonds offerts à Genève, le personnel du département de l’Unesco, chargé sous ma direction de cette étude, put travailler toute l’année 1951 et présenter aux conférences intergouvernementales (Paris 1951, Genève 1952) un projet acceptable.
Si je puis me permettre de répéter ici ce que je disais en 1970 lors du colloque marquant le vingtième anniversaire du Centre européen de la culture, en adressant mes félicitations à son directeur Denis de Rougemont : « Ce qui nous intéresse aujourd’hui : c’est le rôle joué par un organisme intellectuel, non gouvernemental, le Centre européen de la culture, rôle qu’il a pu jouer justement à cause de la liberté d’action que lui permet son statut et du haut niveau des personnalités qu’il peut réunir sur une question européenne intéressant le progrès des sciences ou de la culture. »